RGPD et discriminations salariales
Quand la jurisprudence n’est pas … prudente !
Bien que les premières dispositions législatives françaises en matière de protection des données aient été adoptées dès les années 80, avec notamment la loi dite « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978, l’intérêt des parlementaires et des citoyens pour ce sujet semble relativement récent.
Si d’autres règles ont été, depuis, adoptées à l’échelle nationale et européenne, le droit de la conformité est encore aujourd’hui en construction. Au-delà des textes eux-mêmes, les magistrats contribuent à dessiner les contours de cette « nouvelle » branche du droit. La jurisprudence, c’est-à-dire l’ensemble des décisions de justice rendues sur cette même problématique, précise en effet petit à petit les droits et les obligations prévues par le droit positif.
Or, à travers leur lecture et interprétation des textes, certaines décisions de justice s’inscrivent à contre-courant de ce mouvement de protection accrue des données à caractère personnel.
Passée sous silence, une récente décision de la Cour de cassation vient ainsi amoindrir significativement la protection accordée par les règles applicables en la matière. RGPD-Experts vous explique cet arrêt et ses possibles répercussions.
► AVANT TOUTES CHOSES – RAPPEL AU SUJET DE LA CHARGE DE LA PREUVE EN DROIT SOCIAL
Le Code du travail prévoit un régime probatoire dérogatoire en matière de discrimination. Il suffit en effet au salarié de présenter des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination à son égard, à charge pour l’employeur de venir ensuite apporter des preuves objectives permettant d’exclure toute hypothèse de discrimination[1]. Ce texte est favorable aux salariés, puisqu’ils n’ont pas à démontrer la discrimination alléguée.
► DE QUOI PARLE-T-ON ?
Un conflit opposait une trentaine de salariés de la société RENAULT TRUCKS avec cet employeur. Ceux-ci estimaient être victimes de discrimination syndicale. Ils auraient bénéficié, selon eux, d’augmentations de salaire moins fréquentes et moins avantageuses que celles de leurs collègues, et auraient progressé plus lentement dans leurs classifications du fait de leurs mandats de représentants du personnel.
Face au refus de l’entreprise de leur fournir les justificatifs leur permettant de comparer leur évolution professionnelle à celle des autres employés placés dans des situations similaires, ces derniers ont finalement engagé une action en justice pour obtenir ces pièces.
La Cour d’Appel de Chambéry a, aux termes de plusieurs arrêts du 07 décembre 2021, finalement ordonné la production sous astreinte par RENAULT TRUCKS de nombreux éléments, et notamment :
- De l’identité (nom, prénom, sexe, date de naissance, âge, date d’entrée en poste);
- Des diplômes à l’embauche, des formations qualifiantes ultérieurement suivies, du lieu de travail actuel ainsi que dates de changement de classification ;
- Des avenants au contrat de travail, des montants et dates des augmentations de salaire depuis l’embauche ;
- Du salaire net imposable et du salaire brut actuel ;
- Ou encore des bulletins de paie de décembre de chaque année depuis leur embauche
Des personnes embauchées dans un délai de deux ans avant et après l’année de la prise de fonction des requérants sur le même site (soit dans un délai de cinq ans autour de la date d’entrée des requérants).
La société RENAULT TRUCK a contesté cette décision auprès de la Haute Juridiction, estimant que la communication des données personnelles d’autant de salariés sur une période de près de trente ans porte atteinte à leur droit à la vie privée, mais est aussi contraire aux articles 5 et 32 du Règlement Général sur la Protection des Données Personnelles (RGPD).
Article 5(1)(c) RGPD : « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (minimisation des données) »
Article 32(1) RGPD : « Compte tenu de l’état des connaissances, des coûts de mise en œuvre et de la nature, de la portée, du contexte et des finalités du traitement ainsi que des risques, dont le degré de probabilité et de gravité varie, pour les droits et libertés des
Nous vous rappelons qu’au-delà du montant de la rémunération, les fiches de paie font apparaître de nombreuses informations personnelles sur le salarié, telles que :
- Son numéro de sécurité sociale ;
- Son adresse postale ;
- Son taux d’imposition ;
- Ses dates de congés et de ses éventuels arrêts de travail, etc.
Tel était d’ailleurs l’un des arguments avancés par la société RENAULT TRUCKS.
► ET CONTRE TOUTES ATTENTES…
Dans son arrêt du 1er juin 2023, la Cour de cassation a confirmé la décision de la Cour d’Appel de Chambéry – qui ordonnait la communication sous astreinte de l’ensemble des informations demandées par les salariés de RENAULT TRUCKS sur leurs collègues[2].
La Haute Juridiction a d’abord rappelé que le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu, mais qu’il devait être mis en balance avec d’autres droits et libertés fondamentaux [3] – et notamment le droit à un recours effectif et le droit d’accéder à un tribunal impartial.
Elle a également rappelé le contrôle de proportionnalité qui devant être réalisé lorsque deux droits présentés comme contradictoires sont susceptibles d’être exercés concomitamment. Autrement dit, il appartenait ici aux magistrats de vérifier que la mesure prescrite est :
(1) indispensable pour l’exercice du droit à la preuve,
(2) et ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la protection des données personnelles par comparaison au but poursuivi.
Or justement, dans cette affaire, la Cour de Cassation a estimé que le droit à la preuve pouvait prévaloir sur le droit à la protection des données personnelles, malgré la nature et l’ampleur des renseignements qui étaient exigés…
« Ayant constaté que seul l’employeur détenait les éléments demandés et retenu que ceux-ci étaient nécessaires afin que les salariés fassent valoir leurs droits dans le cadre d’un procès à venir, la cour d’appel a exactement retenu qu’il convenait d’apprécier si tous les éléments de preuve demandés par les salariés étaient indispensables et si l’atteinte ainsi portée à la protection de la vie personnelle des salariés concernés par la comparaison était proportionnée au but poursuivi. »
Cette décision surprend, tant elle contredit les attentes actuelles des personnes concernées quant à la préservation de leurs données personnelles. Il est aussi permis de craindre que cette décision ne créée un précédent, et amenuise d’autant les dispositions législatives en vigueur en termes de protection des données personnelles.
►DES QUESTIONS RESTENT CEPENDANT EN SUSPENS
La Cour de Cassation précise, pour confirmer la décision de la Cour d’Appel, que celle-ci « n’était pas tenue de s’expliquer sur chaque mention des bulletins de salaire dont la cancellation ne lui était pas demandée ».
Il semblerait donc que si la société RENAULT TRUCKS avait expressément sollicité l’effacement de plusieurs données inutiles au litige sur les documents exigés avant de les transmettre (comme celles inscrites sur les fiches de paie), la Cour d’Appel aurait alors été contrainte de préciser données par données celles devant figurer sur les pièces.
« C’est peut-être un détail pour vous, mais pour [nous] ça veut dire beaucoup » ! Et pour cause, puisque seuls les renseignements nécessaires au procès auraient alors dû être fournis. Il apparaît donc primordial que les responsables de traitement éventuellement confrontés à une telle situation demandent à anonymiser en partie les justificatifs requis.
Mais surtout, nous vous rappelons que, conformément à l’article 5(1)(e) du RGPD, les données ne peuvent pas être conservées « pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ». En ce qui concerne les bulletins de salaire, ce délai est généralement fixé à 5 ans à compter du départ du salarié[4]. Si la société RENAULT TRUCKS avait veillé à archiver régulièrement les données personnelles qu’elle traitait, elle ne disposait alors normalement plus de l’intégralité des éléments exigés.
La solution au litige était alors simple : impossible pour RENAULT TRUCKS de produire des données qu’il n’a plus en sa possession !
Nous ne pouvons pas de prédire, à l’heure actuelle, quelle aurait été l’issue de cette affaire si cet argument lié à la durée de conservation des données avait été invoqué. Une chose est sûre : la question se serait posée si Renault avait été accompagné, à l’époque, par les équipes de RGPD-Experts ! Nos collaborateurs les auraient aidés à déterminer une politique de conservation des données adaptée à leurs missions et les auraient accompagnés pour veiller à ce que leurs obligations en la matière soient concrètement respectées sur les différents sites de l’entreprise.
[1] Article L.1134-1 du Code du travail
[2] L’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 1er juin 2023, n°22-13.238 est disponible dans son intégralité à l’adresse suivante : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000047636305?init=true&page=1&query=&searchField=ALL&tab_selection=juri
[3] Comme énoncé au point (4) de l’introduction du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 dit « RGPD »
[4] En application de l’article L.3243-4 du Code du travail
LH
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